04 février 2006

Dans le métro : une chronique ordinaire



Tout les matins, tous les soirs, je me retrouve, seul, dans le metro...

Le metro, ce réseau immense et invisible sous la ville, labyrinthe indéfini défilant sous nos pieds de piétons sans âmes, qui l'espace d'un trajet seront les habitants de ce lieu si paradoxal, un univers que finalement personne ne veut vraiment habiter, arborescence complexe dont l'unique vocation est d'être traversée, parcourue de part en part par les couloirs étirés où des affiches nous invitent au voyage, au théatre ou à la consommation effrénée, occupée par les machines et par les hommes sans qu'aucun ne laisse de traces. Le metro, telle une ville aveugle, une cé-cité, un monde cosmopolite hanté par des lois informulables, des sens interdits, des non-lieux, une infrastructure impressionnante, contraste frappant entre authenticité et modernité, des ramifications incessantes, des escalators qui se telescopent ou se bloquent.

Tous les matins donc, c'est la même gymnastique, je me dirige vers la station la plus proche de mon domicile, en sachant pertinemment où me mèneront mes futurs pas, mais en aucun cas mes prochaines pensées. Rapidement, au détour d'une intersection, la bouche de métro se matérialise sous mes yeux à demi-clos, avec sa signalisation caractéristique, son odeur indélébile d'urinoir public et la foule de gens qui apparaissent et disparaissent sans cesse, diablotins sortis de leur milieu chaud et intime, condamnés à l'errance souterraine. J'arrive au niveau de l'entrée, là où commence une nouvelle ingestion, neuve, celle des passants, qui, un à un, descendent dans les entrailles d'un mondeurbain. Je pense à cet étrange paradoxe qui veut que de plus en plus de gens travaillent dans des tours immenses, verticales, toujours plus près des nuages, pour ensuite redescendre, plus bas que terre, en profondeur, dans ces tours horizontales que sont les couloirs du métro. Lentement, je descends les marches qui mènent au guichet, puis aux tourniquets, puis aux couloirs, puis aux quais, puis aux rames. L'odeur qui m'assaille, s'insinue dans mon esprit et réduit mon être à un seul sens. Cette odeur étrange, artificielle, nauséabonde, où se mêlent d'indéfinissables souvenirs: du bois qui brûle, de la tôle, du fer, de la pisse, un repas mal digéré, un puit sans fin. L'odeur du métro. Lentement je continue ma route et m'enfonce un peu plus dans les entrailles de ce cachot diurne, cette cave citadine, ce lieu ineffable que l'on ressent mais que l'on explique pas. Les gens vont en tous sens, se croisent sans se regarder, se frôlent et parfois se touchent, mais ne s'arrêtent jamais. Ils sont traversés par le flux, ils sont de frêles atomes qui parcourent un corps, attirés par le dehors, aimantés par ce qui les attend: ailleurs. Ils gravissent des marches, tournent brusquement à l'intersection de deux couloirs, font semblant de se frôler, seul marque de leur humanité. Ils se laissent porter par des escaliers mécaniques, croisent des regards qui n'en sont pas, et des hommes qui n'en sont plus. Leurs pas sont rythmés par la scansion des affiches, sans cesse répétées, thématique obsédante du dehors. Ces affiches, qui se suivent d'un couloir à l'autre, d'une station à la prochaine, dans un ordre qui semble immuable, jusqu'à la semaine prochaine.

Puis, soudain, le couloir s'arrête et je débouche sur le quai, ce face-à-face entre moi et les autres, cette rupture de l'horizon, cet espace ouvert, comme une plaine derrière de sombres collines, un ciel derrière des volets clos. Le quai est bondé, en cette heure de pointe, sur les visages résignés des hommes et des femmes, on lit l'attente docile. J'observe fugitivement les gens, c’est amusant de les voir s’agiter, parfois dormir encore, ou être essouflés d’avoir couru. Le froid du dehors me picore encore le visage, me pince les joues, qui deviennent rouges.

J'essaie de me concentrer, de détailler un ou deux visages, en face, sur l'autre quai. Une femme avec un enfant turbulent, sans doute le sien, ils se ressemblent, ils ont la même façon de pencher la tête, en inclinant leur cou dans un geste comme un bonbon qui fond dans la bouche, un sirop trop sucré. Elle semble le gronder, lui reprocher de trop bouger, en ce seul moment où les corps ne sont pas en mouvement, celui de l'attente des rames.

Près de moi, sur ma gauche, devant une publicité vantant les mérites d'un club de remise en forme - matériel de torture, formes généreuses -, un vieil homme que l'on devine hésitant, comme s'il s'était trompé, un corps sec, un visage durci par le temps, des yeux mobiles, un peu apeurés, des gestes hésitants, sans raison.

L'odeur, la vue, l'ouïe. C'est le bruit d'une rame qui arrive qui me secoue, me fait oublier la mère et son fils, et le vieil homme. Les visages d'en face disparaissent, un à un, en même temps que le train arrive, vite, puis en ralentissant. Instinctivement, les gens ont reculé sur le quai, dans un réflexe qui leur échappe, un déploiement inconnu de leur corps. Un mouvement en arrière, quasiment invisible, un souffle chaud qui effleure les visages et les repousse.

Le métro s'arrête, j'entre, heurtant une main, un pied; des cheveux qui ne sont pas les miens me balaient le visage.

La rame est bondée mais tout le monde a pu s'y glisser, la sonnerie habituelle retentit et les portes se referment dans un claquement sec. Quand tout le monde se serre, parce qu'il n'y a pas le choix de toute façon, il suffit que vous tendiez votre bras pour vous accrocher à la barre centrale, pour peu que vous effleuriez certaines personnes, vous avez le droit à un regard des plus charmant. Non, je ne suis pas un pervers qui essaye de mettre une main au cul, non, je ne suis pas non plus un pique-pocket qui essaye de profiter de la situation, je veux juste attraper cette putain de barre pour éviter de me vautrer lamentablement sur vous, bande de cons, ai-je envie d'ajouter, tout fort, mais je me retiens, on est tous dans la même merde!

Le métro démarre, je tiens debout grâce au vieux monsieur apercu sur le quai et qui est maintenant à ma droite et un jeune homme, ipod sur les oreilles à ma gauche, devant, une fille blonde dont les cheveux restent maintenant à leur place, soyeux et délicats, sans m'effleurer plus le visage. Dommage, ce n'était pas la pire odeur que j'aurai eu à sentir ce matin, ce gout prononcé de shampooing à la pomme verte. Une place, quelle chance, je m’échoue, une douce chaleur me porte, j'ai gardé mon manteau. Je regarde les personnes qui m'entourent et qui pourtant ne semblent pas être là, les SDF qui traversent la monotonie du quotidien par leur musique, le roulis de la rame qui me berce. Je m'y endormirai presque. Le métro s’arrête au premier arrêt et un mendiant entre, il me regarde en souriant. Je sens que je vais l’aimer l’espace d’un instant. Il veut égayer notre voyage, il prend sa guitare et commence à chanter d’une voix fausse une chanson jamais entendue. « Du temps j’ai mis pour arriver dans ton lit Je suis ton chou, tu es ma fleur, ensemble on fera des petits choux-fleurs » Et là une envie irrépressible me prend de rire, et je croise le regard de quelqu’un de l’autre côté qui rit discrétement… Et on rit alors que l'on s'est jamais vus, chacun dans notre coin, dans nos moustaches, et la connivence est là, simplement.

Le métro s'arrête entre deux quais. Espérons que ce ne soit pas encore une âme délaissée qui a choisi de finir ses jours sous les roues fatales de ce broyeur efficace qu'est le metro. La voix nasillarde du conducteur grésille dans les hauts-parleurs d'avant-guerre. Non, c'est un simple problème electrique. Le moteur s’arrête. Je me sens oppressé par tous ces gens qui m’entourent, les bambins tout mignons qui me marchent sur les pieds en me laissant, imperturbables, des traces de merde sur les chaussures que je me suis fait chier à cirer ce matin, la tête et les mains dans le cirage, le fessier énorme et mou de la matronne assise juste à côté de moi sur le strapontin, qui me pousse à me sentir minuscule sur le mien et de mentalement l'insulter de tous les noms appartenant au champ lexical de l'obésité, les quatres joyeux lurrons egrénant des blagues pourries, scabreuses et mysogines dans laquelle je me demande ou est passé l'humour, en essayant de garder un air détaché pour ne pas prêter attention à leur conversation dénuée d'interet, les deux mecs, un peu plus loin, muets, l'un avec le visage allongé, l'autre le crâne aplati, qu'en regardant furtivement, j'oscille entre l'envie de sortir un grand eclat de rire et le besoin d'eprouver de la pitié, cette fille de vingt ans, mignonne, qui s'est visiblement trompée de direction et qui ne cesse de jeter des regards furtifs sur les plans des lignes au-dessus des portes, tout en essayant de conserver un air de normalité, comme pour nous signifier que cette petite erreur ne vient en rien la désorienter dans son periple souterrain, le mec qui lit au-dessus de l'épaule de sa voisine, une jeune fille visiblement timide et gênée d'être confrontée à la promiscuité des lieux, plongée dans la lecture de Justine de Sade, un peu décontenancée, les joue rosées certainement à la suite de la lecture d'un passage de sexe ultra-cru, la bourgeoises super stricte, qui ne parvient pas à masquer les froutfpfpfpfp et schlik schlikshpfpfppf du machouillage de sandwich acheté à la va-vite chez Paul et qui sent le saumon – parce qu’elle a acheté le sandwich au saumon pour avoir des protéines -, la meuf trop belle pour être vraie, habillée avec des sapes hyper classes griffées au nom de je-ne-sait-quel couturier huppé de la place Vendome, arborrant un decolleté plongeant, tel un appel aux mecs en rut, à un tel point que ca ne me fait même pas bander une seconde, la vieille qui parle super fort et toute seule, le militaire et ses trois sacs enormes qui prend toute la place et qui sait qu'il fait chier tout le monde mais s'en contrefout comme de sa première fille à soldat, qu'il a baisée il y a trois ans dans les chiottes de la caserne, le gling gling d'un pack de biere entamé par deux jeunes qui se rendent visiblement à une soirée picole entre potes, le pére de famille qui rentre avec ses quatre sacs Carrefour et qui s'y prend comme un empoté, la meuf qui bouffe ses mandarines en empestant tout le wagon, et qui après coup est complétement emmerdée avec les epluchures qu'elle ne sait pas ou flanquer discretement et qu'elle garde bêtement à la main, les jeunes collégiennes pimpantes qui me filent un coup de vieux direct, la fille charmante que je mates discretement du coin de l'oeil depuis quelques instants avant de m'apercevoir que c'est une adolescente prépubére et de me retrouver, là, comme un con dans mes pensées et mes fantasmes d'oisif, surtout quand je me rends compte que la vieille pimbèche a ses côté est sa mère, cet homme, assis, presque face d'une affiche publicitaire vantant les mérites d'un produit inutile mais que tout le monde s'arrache, visiblement mal à l'aise, certainement embarrassé d'avoir à moins de 30 cm de ses yeux les mains d'une femme enceinte pour laquelle il n'a pas daigné se lever pour laisser sa place assise, l'homme d'affaires reconnaissable à son costume propre, son manteau sombre, son attaché-case…et son air sombre, pensant certainement que cet air sinistre est un gage de sérieux, le jeune garçon, avec son lourd cartable, au regard inquiet, la mére avec son jeune bébé dans la poussette qui se bas avec les sacs du militaire pour placer sa poussette de la facon la moins génante. Le metro n'est toujours pas reparti, et je me met à écouter les bruits qui m'entourent : des dialectes africains me parviennent aux oreilles, une dame portugaise est en grande conversation avec sa voisine, deux femmes arabes font cliqueter leurs poignets ornés de bracelets. Je m'apercois à ce moment précis que je suis le seul blanc du wagon et je n'entends des bribes de français que lorsque la dame portugaise adresse la parole au monsieur africain au sujet du choix de son médecin traitant, et avec un accent à couper au couteau. Ces gens, qui, les yeux perdus dans le vague trahissent la fatigue d'une journée de 18h qui s'annonce, leurs enfants qu'ils ne verront pas se lever, les rires de ces mêmes enfants qu'ils n'entendront pas jaillir de la salle de bain parce qu'ils seront trop occupés à laver la crasse des bourgeois comme moi, dans un restaurant ou un hôtel.

Tous ces gens ont ce regard triste qui dit "Non ça va pas, je porte mon fardeau chaque jour mais je ne peux pas m'y soustraire", ces visages et ces attitudes qui m'apparaissent comme dénués d'expression, vides...

Tous les regards que je croise expriment tour à tour, bonheur, malheur, haine. Des gens assis, d'autres debout, certains se parlent d'autres ne regardent que le sol, je ne m'étais jamais rendu compte de ce que des personnes que je ne connais pas peuvent faire sur moi.

Je me sens opressé, agressé par tous ces sentiments qui me transpersent. Le silence qui me tue. Je m’énerve interieurement car je sais que je vais être encore en retard.

Le metro redémarre enfin, mais c’est fini, je sais que je serai en retard. Et j'attend impatiemment qu’il arrive à mon arrêt pour pouvoir courir et arriver à l’heure, ce que finalement je sais pertinemment que je ne ferai pas. Mais est-ce vraiment ça le problème ? N’est-ce pas plutôt le fait de me retrouver face au néant de tout ce qui subsiste des relations humaines? Le transport en commun : l'endroit ou je croise le plus de gens mais aussi l'endroit ou je me sens le plus seul. Un point c’est tout. Pas question de me livrer sauf pour critiquer. D’ailleurs un SDF entre. Encore un. J'en ai marre. Je veux voyager tranquille, sans savoir que je suis privilégié et qu’il y a des gens qui n’ont rien. Le malheureux jure « putain, ça me tue ça ; je suis désolé m’ame, m’sieur mais je dors d’puis quatre nuits dans la rue et quand j’essaye de dormir dans vos putains d’halls d’immeuble vous appelez la police sans m’prévenir … mais j’vous en veux pas si vous p’viez juste me donner un’pièce ou deux… ». Il est hors de question que je lui donne une pièce à celui là. Je ne peux pas donner à tout le monde quand même. C’est normal. Raisonnement commun. Il ne récoltera rien des passagers désolés, mais outrés par sa vulgarité et son agressivité. Tout de même ça ne donne pas envie de donner. Il sort en jurant. Je jette un regard compréhensif, un instant, à ma voisine d’en face. Tout de même. Et la je la remarque enfin : ma voisine d'en face est une jeune fille, une maghrébine, très jolie, assise sur un des strapontins, les mains sagement posées sur ses genoux. Je n'avais pas encore arreté mon regard sur elle! Je la regarde discrétement, elle n'a que ça à faire je suppose, comme moi : regarder ceux qui l'entourent, tenter de deviner ce qu'ils sont, où ils vont, quel est leur âge, où ils habitent. Elle doit lire rarement dans le métro, n'arrivant pas à se concentrer, sans cesse trahie par les secousses et les arrêts, les gens qui la bousculent et lui marchent sur les pieds. Alors elle préfère regarder, imaginer des vies qui ne sont pas les siennes, s'inventer des princes charmants et des copines imaginaires, des amants dociles et des soeurs jalouses; elle veut oublier sa position de jeune fille sage, les mains docilement posées sur les genoux. Quelquefois un homme doit l'importuner, lui demander son nom et lui proposer de prendre un verre qu'elle n'accepte jamais, malgré son envie, malgré la boule d'émotion qui se noue dans son ventre, remonte dans sa gorge et se déploie sous la forme d'un non. Une autre fois, ce doit être un paumé, agressif, légèrement saoul avec des manières qui n'en sont pas, des mots crus et des propositions de chair, et elle reste muette, quelques secondes, ne sachant pas quoi faire, cherchant autour d'elle un regard ami, un réconfort qu'elle ne trouve pas. Alors, elle se lève, toujours muette, serre son sac contre elle et va plus loin, les jambes molles et les mains tremblantes, l'esprit encore plein des mots qu'elle vient d'entendre, la peau tendue par la révolte et le dégoût.

Mais parfois c'est elle qui doit regarder un homme, aimerait qu'il lui parle; qu'il se penche vers elle, délicatement, elle sentirait l'odeur de son parfum, une senteur luxueuse et chère, loin des miasmes de tôle chaude du métro, puis le souffle de ses mots viendrait cueillir son visage. Il parlerait bien, avec des constructions recherchées, des mots savants et doux, graciles. Elle ne comprendrait pas tout, elle aurait un rire timide et joyeux qui découvrirait ses dents blanches et laisserait glisser une goutte humide qui ferait briller ses lèvres. Ils descendraient à la première station, Louvre ou Champs-Elysées, se retrouveraient rapidement dehors, comme par magie, elle ne se serait rendue compte de rien, elle n'aurait pas vu les couloirs et les passants.

Je l'imagine s'arrêter toujours là, son imagination ne pouvant aller plus loin, comme si au-delà des frontières du métro la réalité devait reprendre sa place et elle son rôle. Au dehors, le prince charmant redeviendrait un prénom, un métier, des vêtements. Et ça j'imagine qu'elle ne veut pas l'imaginer.

Je vois bien qu'elle me dévisage avec insistance. Cela m'arrive parfois, je mets ça sur le compte de mes fringues iconoclastes, qui me font émerger de la masse compacte des corps agglutinés autour de la barre verticale, qui servent de repère au milieu de l'espace fermé des tunnels souterrains. Elle me regarde avec insistance donc, avec dans les yeux une envie muette qui tourne, spirale, dans son cerveau. Une envie, rose sur les joues, yeux qui pétillent, mains qui se cherchent, dont elle sait qu'elle ne se concrétisera pas. Je ne lui parlerai pas, tout au plus un sourire, une expression amusée, un furtif mouvement de tête, et puis une silhouette qui se perd, fantôme citadin.

C’est mon arrêt. Je sors, il fait toujours aussi froid. Je marche vite, pressé d’arriver, comme pour rattraper le retard, je trébuche. J'insulte le trottoir. Je traverse la rue, pestant contre les voitures qui ne s’arrêtent pas alors que le feu est bien vert pour elles. J'arrive dans le hall, les ascenseurs qui n’arrivent pas. Exténué, je monte les escaliers. J'arrive dans le couloir, sombre. Les néons et leur lumière insultante, c'est l'heure de bosser...

1 Comments:

Blogger Anarchie Antisthene said...

et quelles histoires!!!!

Des histoires parfois issues de trips mémorables!!!!

5/2/06 01:38  

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